Révolution W.-C. au pays des maharajahs
DÉVELOPPEMENT - Père de la révolution sanitaire indienne, Bindeshwar Pathak a développé une technologie sanitaire qui ne requiert ni égout ni fosse septique, tout en libérant ceux chargés de ramasser les excréments des autres, et il a créé un réseau de toilettes publiques qui accueille dix millions d'usagers chaque jour. Imaginez seulement une nation qui produit plus de 900 millions de litres d'urine et 135 000 tonnes de matières fécales par jour. Dans un contexte où la démographie galope, où l'eau se raréfie et où seuls 3% des eaux usées des grandes villes sont traitées – le reste retournant aux fleuves... d'où provient l'eau du robinet.
Bienvenue en Inde, pays dont on prédit pour les années à venir une croissance économique exceptionnelle de près de 8% et qui fait fantasmer les PDG du monde entier. Bienvenue dans un pays où deux tiers des 1,1 milliard d'habitants n'ont toujours pas d'installation sanitaire. Mais un homme, un grand homme, conscient de la bombe à retardement en forme d'épidémies diverses que représente cette cruelle réalité, se mobilise efficacement pour la cause, à l'aide de la Sulabh International Social Service Organization1, l'ONG qu'il a fondée en 1970. Docteur en sociologie – sociologie de l'action, tient-il à préciser –, à 61 ans, Bindeshwar Pathak est désormais connu dans son pays et dans le monde entier comme le père de la révolution sanitaire indienne. Car d'une révolution, il est bien question. Le Dr Pathak peut se vanter d'avoir mis sur la table un sujet des plus tabous en Inde, et pourtant tout aussi fondamental que la lancinante question de l'eau: la gestion des excréments humains. Vêtu d'une tunique traditionnelle et d'un pantalon fuseau en coton blanc immaculé, les lunettes cerclées d'or, Bindeshwar Pathak nous reçoit dans son ashram à Delhi, où école, laboratoire, institut de recherche et musée de la toilette sont réunis sous un même toit. «Souriez s'il vous plaît, vous êtes à Sulabh», peut-on lire en hindi et en anglais sur les murs blancs. Et pourquoi pas? D'autant que les raisons de le faire ne manquent pas pour le Dr Pathak. Après tout, grâce à son génie et à sa ténacité, la technologie sanitaire qu'il a mise au point est aujourd'hui promue par les agences des Nations Unies. A son actif, il compte la construction de plus de 1,2 million de latrines privées et de 6000 complexes de toilettes payantes répartis à l'échelle du pays, dans les bidonvilles, les sites touristiques et les lieux de pèlerinage. Chapeau docteur! Une sculpture de crotte Après un accueil des plus chaleureux, une visite guidée des lieux, la contemplation de la réplique du trône-toilette de Louis XIV et l'appréciation de la sculpture en matière fécale créée par un artiste mexicain, Bindeshwar Pathak nous invite dans sa salle de conférence pour discuter autour d'un chai. Il raconte ses débuts et comment il a construit l'empire qui emploie actuellement 50 000 personnes. «Toute idée nouvelle est accueillie avec scepticisme», dit-t-il d'emblée en souriant. Son idée nouvelle à lui, c'était de donner accès à la population à des toilettes publiques payantes. S'il y a trente-six ans, on riait de son plan d'avant-garde, aujourd'hui, l'homme croule sous les prix et les honneurs. Les nombreuses photos laminées qui ornent les murs de la bibliothèque de son ashram témoignent de la reconnaissance internationale acquise ces dernières années: le docteur acceptant le National Citizen Award des mains du président indien, entouré des sheiks rafflant le Dubai International Award, recevant la bénédiction de feu Jean-Paul II... «A l'époque, personne ne pouvait croire que, un jour, les Indiens accepteraient de payer 1 roupie pour fréquenter les W.-C., poursuit-il; je leur répondais que s'ils sont propres, ils paieront.» L'histoire lui a donné raison puisqu'ils sont désormais plus de 10 millions tous les jours à verser 1 roupie pour fréquenter ses toilettes publiques. L'or brun Des toilettes cependant pas comme les autres: le révolutionnaire a développé une technologie toute simple, bon marché et eco-friendly, connue sous le nom twin pit technology, qui ne requiert ni égout ni fosse septique, et qui à la fois permet le recyclage complet de la matière fécale recueillie ainsi que sa réutilisation sous forme de biogaz, utilisable pour cuisiner, éclairer et générer de l'électricité. De quoi agacer les lobbies d'ingénieurs et les vendeurs de toilettes occidentales... Une technologie d'autant plus intéressante qu'elle pourrait permettre l'atteinte de l'objectif du millénaire des Nations Unies de réduire de moitié les 2,6 milliards de «sans toilette» du monde pour 2015. Un objectif irréaliste dans le contexte actuel, selon Bindeshwar Pathak car «les systèmes d'égouts et de fosses septiques prévalant à l'Ouest ne sont pas des solutions adéquates pour les pays en développement; ils coûtent trop cher et exigent trop d'eau». En revanche, avec la technologie Sulabh, le défi pourrait être relevé à terme. Les «nécrophages» Cela dit, son innovation a surtout rendu possible la libération de ceux qui jadis nettoyaient les latrines. A l'origine, le but sous-jacent de l'entreprise du Dr Pathak était la libération des plus discriminés parmi les discriminés, qu'il a étudiés de près pour sa thèse de doctorat. «En 1968, je faisais partie d'une cellule gandhienne qui s'intéressait au sort des scavengers», se rappelle-t-il. Littéralement, les «nécrophages», c'est-à-dire les personnes chargées de nettoyer – manuellement, s'il vous plaît – les excréments du reste de la population. «Ces gens, membres des plus bas échelons des sous-castes des castes inférieures, opéraient – et opèrent toujours – dans certaines régions, le soir pour éviter de perturber la vue des éléments plus nobles de la société», précise le brahmane d'origine, avant d'expliquer que leur ronde nocturne consiste à nettoyer les récipients de besoins humains des «toilettes à sceau», et à les porter sur la tête vers un endroit éloigné prévu à cet effet. Le jour, ils vont leur chemin une clochette au cou, histoire de laisser anticiper leur passage et donner le temps aux enfants de se réfugier dans la maison. Même toucher l'ombre de ces parias est considéré comme salissant... Ainsi, Bindeshwar Pathak a poursuivi la mission de Gandhi, pour qui la question sanitaire était plus fondamentale encore que l'Indépendance; c'est dire l'importance qu'il y accordait. En effet, empathique jusqu'au bout, le père de la nation disait que, s'il devait se réincarner, il renaîtrait dans une famille de scavengers, rien de moins, pour les soulager de ce travail ingrat. Autrefois interdits d'éducation ou d'entrée au temple, le sort de ces citoyens a évolué grâce au mahatma et à Bindeshwar Pathak. Aujourd'hui, la technologie Sulabh a libéré 60 000 d'entre eux de leur tâche ancestrale et les a réorientés vers d'autres horizons. Témoignant du changement des mentalités, dès 1989, des puja (rituels religieux hindous) et des repas réunissant descendants de scavengers et brahmanes à la même table étaient organisés sous le patronage bienveillant du Dr Pathak. Autant dire du jamais-vu. I Si, depuis quelques décennies, au sein des catégories les plus aisées d'Inde, on devient obèse en mangeant des Big Macs et on souffre toujours plus de problèmes cardiaques grâce au cow-boy Marlboro, désormais, c'est la façon de se soulager les intestins qu'on importe de l'Ouest. Mais à quel prix? Les «toilettes turques», comme on les appellent en Europe, sont en fait la norme dans la plupart des pays asiatiques, et en fait sur plus des deux tiers du globe. Or, avec la modernisation et l'occidentalisation des pays pauvres, on assiste à l'arrivée toujours plus massive de la «toilette-commode», possédant un siège et communément utilisée dans les pays riches. Dans les métropoles indiennes, où la construction immobilière explose, dans tous les nouveaux centres commerciaux, hôtels cinq étoiles et restos branchés, seule cette forme de toilette a droit de cité, comme si le modèle traditionnel diminuait le prestige de ces temples de la modernité. Dans les familles des classes moyennes-supérieures, de plus en plus, on achète la toilette-commode. «C'est la tendance», explique Lipica Bharadwaj, vendeuse chez The Ideal Home à Delhi. En effet, elle est devenue un symbole de statut social, au même titre que la voiture ou les vêtements griffés. Les distributeurs la mettent d'autant plus en avant que son prix est considérablement plus élevé: entre 2000 et 12 000 roupies (environ 60 et 360 francs), contre 150 à 700 roupies (entre 5 et 20 francs) pour la structure traditionnelle. «Même chez les producteurs domestiques, la fabrication de latrines traditionnelles est appelée à diminuer», confirme Bijay Singh, du fournisseur Bensal Enterprises dans la capitale. Or le prix à payer pour un cabinet dans le vent n'est pas seulement plus important pour les familles. Avec la consommation accrue d'eau, c'est la société dans son ensemble qui est concernée. Un luxe que non seulement l'Inde – aux prises avec une sérieuse crise de l'eau – mais même l'Occident devraient être gênés de s'offrir alors que la technologie permettant d'économiser les ressources en eau existe. A lui seul, le fait que les «toilettes turques» consomment entre un et deux litres d'eau par usage devrait suffire à justifier la promotion de son usage. De surcroît, elles sont non seulement plus faciles à maintenir propres, mais elles sont plus hygiéniques dans la mesure où le corps n'est pas directement en contact avec la structure, de sorte que le risque de contamination bactérienne est réduit. Enfin, la position accroupie, exigée par la toilette traditionnelle, est plus adaptée à la physionomie humaine puisque à califourchon, l'estomac est compressé, facilitant ainsi la défécation. Demandez à votre médecin de famille quel est le style le plus approprié pour votre anatomie, vous verrez. Même la personne occidentale la plus réticente et la plus empreinte du préjugé anti-«toilette turque», après quelques mois d'usage, si elle est honnête, reconnaîtra que la posture assise de la «toilette-commode», pour les besoins de la cause, est nettement moins confortable. Le seul hic, c'est que, effectivement, dans les pays «développés», les personnes âgées et les gens souffrant d'excès de poids dominent et pour eux, s'accroupir n'est pas forcément possible. Plus indiquées seraient les nouvelles toilettes japonaises qui calculent le taux de sucre dans le sang et la pression artérielle. Question d'habitude: eau ou papier? Bindeshwar Puthak s'exprime sur les pratiques sanitaires, qui varient selon les cultures. Quand l'Est et l'Ouest se rencontrent. Ici en Inde, les gens se nettoient avec de l'eau après avoir déféqué, alors qu'en Occident la norme est d'utiliser du «papier de toilette». Quelle est la meilleure méthode? – Historiquement, les riches utilisaient de la laine ou du chanvre, tandis que les pauvres employaient de l'herbe, des roches, du sable ou de l'eau, selon les régions et les conditions climatiques. Dans les pays nordiques, par exemple, les gens ont commencé à utiliser le papier de toilette parce que l'eau était trop froide. Cela dit, se nettoyer avec de l'eau – à condition de se laver les mains avec du savon ensuite – est évidemment plus hygiénique. Logiquement, est-il plus propre d'essuyer quelque chose de sale avec du papier ou de le nettoyer avec de l'eau? Pensez-vous que cette pratique pourrait être propagée en Occident? – La planète est petite aujourd'hui, les échanges culturels sont toujours plus nombreux; si une idée est bonne, elle sera adoptée ailleurs. En l'occurrence, ici, c'est le cas, non seulement pour des raisons d'hygiène, mais aussi pour des motifs environnementaux: sauvons le papier.